Texte de Christiane Laforge
lu à la présentation de Gilbert Langevin
au Gala de l'Ordre du Bleuet, le 14 juin 2019
Quel sera le bon mot capable de décrire Gilbert Langevin? Il est ce géant de la parole, trop grand pour être entendu par qui vole sa vie en rase-motte par crainte des hauteurs. Un être aspiré par le mystique, électron libre qui, malgré de fortes convictions, ne se laisse jamais embrigader, incapable de concessions, possédé par l’urgence d’écrire, l’obsession de dire. Il est une voix qu’il prête à d’autres, comme cette chanson interprétée par Gerry Boulet :
« Cette voix que j’ai, cette voix je vous la donne, c’est tout ce que j’ai. »
Il a donné bien plus. Des poèmes réunis dans plus de 30 recueils publiés, des textes inédits disséminés au hasard de ses rencontres, des chansons portées avec succès par des grandes voix : Comme je crie, comme je chante par Pauline Julien, Celle qui va par Marjo, et d’autres, popularisées par Steve Faulkner, Dan Bigras, Pierre Flynn, Luce Dufault. Plus de 300 chansons, incluant la version française de Suzanne de Leonard Cohen, auxquelles Dominique Tremblay avec Fous solidaires et France Bernard avec l’album Le choix des armes donneront un second souffle.
Surnommé le gitan du Lac-Saint-Jean, Gilbert Langevin naît à La Doré le 27 avril 1938. Son père Raoul, bûcheron, menuisier et peintre en bâtiment épouse Thaisia Harvey de Saint-Fulgence, couturière. Elle aime le chant, la musique et le théâtre, ne doutant pas de la destinée de ses fils : Gilbert le poète, Roger le sculpteur et Paul le chanteur qui optera finalement pour l’informatique. Les deux aînés partagent une même passion pour les arts qui maintient entre eux une relation presque gémellaire. Tous deux pensionnaires pendant six ans chez les Rédemptoristes de Sainte-Anne de Beaupré seront frère de bohème des années 1958-1959. Gilbert poursuit ses études classiques chez les Oblats de Jonquière, afin d’entrer au Séminaire des Sulpiciens, au Séminaire de philosophie de Montréal et, par la suite, compléter son baccalauréat à l’Institut Leguerrier.
Après avoir publié ses premiers poèmes dans le journal L’Étoile du Lac de Roberval, Gilbert débute sa vie montréalaise. Il a 18 ans. Il y rencontre Gaston Miron qui l’incite à délaisser la structure classique de ses écrits pour un style plus libre qu’il adopte avec bonheur.
Son premier emploi à la Bibliothèque Saint-Sulpice met à sa disposition des livres qu’il dévore : Camus, Sartre, Céline et de nombreux poètes, Éluard, St-Denis Garneau, Alain Grandbois, Gaston Miron, Paul-Marie Lapointe. Tour à tour chargé de cours et animateur à l’Institut Doréa, rédacteur au service de l’information de Radio-Canada, pigiste aux Presses de l’Université de Montréal, directeur adjoint des éditions Parti-Pris, rédacteur pour le cinéma et la vidéo, Gilbert Langevin battra la semelle dans les quartiers de la métropole, en quête de présence, à l’affût de vibrations capables de faire jaillir les mots.
Quelques amours mortes dans le cœur, de nombreuses amitiés auprès desquelles il surgit sans avertir aux heures trop silencieuses, il est un solitaire qui s’entoure. Fondateur du Mouvement fraternaliste — alliage de marxisme et d’existentialisme — avec François Hertel, il crée les Éditions Atys et y publie Nouveautés poétiques, recueil collectif de poèmes et d’une étude sur Georges Larouche, fondateur de Val-Menaud à Sainte-Anne de Bourget où séjournent artistes et poètes dont Gilles Vigneault, Marie-Claire Blais, Félix Leclerc, au grand désarroi du curé qui n’y voit que lieu de débauche. Sans argent, misant sur les préventes, les Éditions Atys publieront une vingtaine de titres signés par des Georges Dor, André Major, Robert Lalonde, Paul Chamberland, Marcel Bélanger, Juan Garcia, Gilbert Moore, Jacques Renaud.
Sans appartenance, le poète se dit « Amériquois ». Un « Amériquois » errant sillonnant les rues de la grande ville comme l’eau des rivières. Porté par les mots appris et les mots inventés mieux adaptés à sa pensée : hors-la-joie, caméléhomme, s’envaguer, pleurire, à l’emporte-brume et le génial poévie.
L’œuvre de Langevin a remporté plusieurs prix littéraires : le Prix Du Maurier 1966 pour Un peu plus d’ombre au dos de la falaise, le Prix du Gouverneur général 1979 pour Mon refuge est un volcan. Il partage sa bourse avec le Mouvement fraternaliste, somme qui sera consacrée à la défense des prisonniers politiques du Québec confirmant son engagement envers la souveraineté du Québec, idéal qu’il partage avec Gaston Miron. En 1988, le Salon du Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui rend hommage pour l’ensemble de son œuvre. En 1994, Le cercle ouvert gagne le prix Alain-Grandbois de l’Académie des Lettres du Québec. Un film documentaire des frères saguenéens Serge et Jean Gagné lui est consacré sous le titre Étrange histoire, et en 2008, son nom est donné à la bibliothèque municipale de La Doré. Un buste réalisé par son frère Roger est alors inauguré à l’entrée du village. Pour le sculpteur et professeur d’art à l’Université du Québec à Rimouski, il aura fallu 20 ans pour qu’il parvienne à faire le deuil de Gilbert, décédé le 18 octobre 1995. Il a sculpté son amour fraternel dans une pièce exposée jusqu’en mars dernier à la Maison de la culture Frontenac dans le cadre d'une exposition autour du Refus global.
La poésie de Gilbert Langevin, perçue comme une œuvre de révolte et d’amour est à découvrir. « Un continent qui garde encore bien des secrets » clame Normand Baillargeon, auteur d’une anthologie du poète, ajoutant : « Reconnu par ses pairs, il deviendra une figure mythique de la bohème montréalaise et le plus connu des inconnus de la poésie. »
Ce soir, nous rendons hommage à ce poète pour contribuer à ce que soit entendue cette voix qu’il nous a donnée.
Le 14 juin 2019
Gilbert Langevin
Poète mythique de la littérature québécoise
pour la qualité exceptionnelle de ses écrits
fut reçu, à titre posthume,
Membre de l’Ordre du Bleuet